
Jeudi Saint – 17 avril 2025
Is 61, 1-3a.6a.8b-9 – Ps 88 (89)20ab.21, 22.25, 27.29 – Lc 4, 16-21
Homélie de Éric de Nattes
« Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » Premiers mots solennels qui ouvrent la Passion dans l’Évangile selon St Jean. Qu’allons-nous voir de nos yeux de chair ? Un homme trahi, livré aux Grands-Prêtres, qui le livreront eux-mêmes à l’autorité romaine parce qu’ils ne peuvent pas le condamner à mort. Un simulacre de procès expéditif, à la suite duquel, torture et crucifixion s’enchaîneront ; tous les proches de Jésus, ou presque, s’étant enfuis. Fin de l’histoire ! Celle du mal qui se déchaîne sous ses formes habituelles pour parvenir jusqu’à la mort, le néant. Et notre regard peut s’arrêter là. Alors les yeux de satan nous ont fascinés, capturés.
Mais St Jean nous fait voir tout autre chose : un homme désormais en pleine conscience, qui vient du Père et qui y retourne. Que sa mission trouve en ces heures son achèvement. Tout n’était que signes annonçant cette heure : Cana, la guérison de l’aveugle de naissance, la résurrection de Lazare… Oui, les hommes font ce qu’ils veulent, envahis par le mal (à l’image de Judas dans le récit), mais Dieu, Lui, fait ce qu’il veut avec ce que les hommes font. Et ce qu’il fait, c’est d’aimer jusqu’à l’extrême. Nul ne peut l’empêcher d’accomplir cela, au cœur du pouvoir de mort qui détruit tout. « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne. »
Mais St Jean va encore plus loin, jusqu’à l’inouï ! « Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains » Nous écoutons ces mots, mais habituellement nous n’entendons pas ce qu’ils signifient, parce que c’est à proprement parler, inouï. Le Père a tout remis en cet instant entre les mains du Fils. Oui, la Toute-Puissance de Dieu, elle que nous invoquons si souvent dans nos oraisons à la messe – ‘’Dieu éternel et Tout-Puissant’’ – est entre les mains du Fils. Si l’on y réfléchit bien, on retient son souffle : que faire entre des mains d’homme, de la Toute-Puissance de Dieu ? Le fantasme des méchants et des fous.
« Jésus se lève de table, dépose son vêtement, prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer. » Voici ce que font les mains de cet homme, les mains du Fils en qui le Père a tout remis : il lave les pieds de ses disciples. De tous ses disciples : Judas est encore présent ! Il faudrait arrêter là, faire silence, et tenter de laisser résonner l’inouï. Celui qui se lève de table (le geste d’ascension vers le Père), ne l’accomplit qu’en s’abaissant jusqu’aux pieds de ses disciples. Pierre d’ailleurs refuse ce qu’il voit et ce qu’il entend. C’est insupportable. La toute-puissance de Dieu pour nous, pour que nous soyons vivants avec lui, c’est de déposer sa vie (car tel est le sens du vêtement déposé qui anticipe la Croix), de la déposer par amour. La Tout-Puissance de Dieu, sur laquelle le mal ne peut avoir de prise, c’est de donner la vie, sa vie, jusqu’au bout. Le mal condamne et tue ; mais Dieu donne sa vie et sauve dans ce même instant. Ce geste est celui d’une recréation, du salut. Comment voir cela ? Que verrons-nous demain lorsque nous entendrons le récit de la Passion selon St Jean ? Qu’entendrons-nous ?
« Comprenez-vous ce que je viens de faire ? Si moi, le Seigneur et maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous devez vous laver les pieds les uns des autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » Là encore, nous écoutons les mots, mais entendons-nous l’inouï ? Si par ‘suivre son exemple’, nous entendons quelque chose comme une obligation morale d’être humble, et de ne pas revendiquer la première place, c’est très bien ! Mais cela demeure sur le plan moral. Il est dit ici quelque chose de beaucoup plus étonnant. « Ce que j’ai fait pour vous, faites-le aussi. » Jésus n’a pas seulement refait le geste d’un esclave, il a mis en œuvre la Toute-Puissance du Père pour nous sauver ; alors voici ce qu’il dépose entre nos mains. D’exercer à notre tour cette puissance qui ne peut venir que de Dieu seul, celle qui sauve et recrée. Pas seulement d’être des personnes moralement ‘biens’. Mais de recevoir ce don et de le mettre en pratique. Quelque chose d’invisible à qui n’a pas le regard de la foi, et pourtant de tellement réel et vrai. Et quelques versets plus loin Jésus dira : « Sachant cela, vous serez heureux, si du moins vous le mettez en pratique. » Voilà donc la joie du Fils, celle dont il voudrait tant qu’elle soit en ses disciples : le Père vous aime, il dépose sa puissance entre vos mains. Vous êtes vous aussi ses fils et ses filles. Mais attention, par ce geste uniquement, celui d’une puissance qui se dessaisie de tout pouvoir sur l’autre. Comprenez-vous, frères et sœurs, pourquoi ce récit inouï, énorme, bouleversant, toujours à méditer, à entendre de nouveau, ce récit qui ne nous raconte pas l’Institution eucharistique comme tel, est pourtant celui qui est choisi pour commémorer la Sainte Cène ? Voici une bonne méditation…